Ils ont élevé au rang de divinités en dehors
de Dieu leurs docteurs de la loi et leurs moines[1]
Paul de Tarse est considéré par certains commentateurs
musulmans – et non musulmans d’ailleurs – comme le véritable
fondateur du christianisme aux dépens de Jésus dont il a modifié en profondeur
le message. Une chose est certaine, l’influence qu’il a exercée sur cette
religion est sans égale. Paul, appelé également Saul, fut pourtant l’un des
ennemis les plus acharnés du christianisme à ses débuts. On peut en
effet lire dans Actes des apôtres : « Saul, de son côté, ravageait
l’Église, pénétrant dans les maisons, il en arrachait hommes et femmes, et les
faisait jeter en prison. »[2]
Et un peu plus loin : « Cependant Saul, respirant encore la menace et le
meurtre contre les disciples du Seigneur, se rendit chez le souverain
sacrificateur, et lui demanda des lettres pour les synagogues de Damas, afin
que, s’il trouvait des partisans de la nouvelle doctrine, hommes ou femmes, il
les amenât liés à Jérusalem. »[3]
C’est
précisément lors de ce voyage vers Damas que ce produit un évènement central
dans l’histoire du christianisme : la conversion de Paul, qui prétendit
que Jésus lui était apparu. Voici ce qu’affirme le Dictionnaire Vigouroux
au sujet de cet épisode : « L’évènement qui brisa en deux
parties la vie de Paul, sur le chemin de Damas, faisant du plus farouche
persécuteur de Jésus-Christ le plus ardent de ses Apôtres, est un des faits les
plus considérables des origines du christianisme. Ce n’est pas en exagérer
l’importance que d’affirmer que les motifs de crédibilité de la foi chrétienne
reposent, en grande partie, sur la réalité positive de ce point d’histoire et
sur le caractère qu’on lui attribue. »[4]
Or, nombreux sont les commentateurs musulmans et les historiens chrétiens qui
remettent en cause la réalité de cette vision. Voici ce qu’affirme Ernest Renan
à ce sujet : « Paul a
beau dire, il est inférieur aux autres apôtres. Il n’a pas vu Jésus, il n’a pas
entendu sa parole. Les divins logia, les paraboles, il les connaît à peine. Le
Christ qui lui fait des révélations personnelles est son propre fantôme ; c’est
lui-même qu’il écoute, en croyant entendre Jésus. »[5]
Le récit de cette « vision » soulève en effet bien des
interrogations. Ainsi, dans Actes des apôtres (9, 7), on peut lire :
« Les hommes qui l’accompagnaient demeurèrent stupéfaits; ils entendaient
bien la voix, mais ils ne voyaient personne », alors que dans Actes des
apôtres (22, 9), Paul relate : « mais ils n’entendirent pas la voix de celui
qui me parlait. » Selon Actes des apôtres (9, 7), les hommes qui
accompagnaient Paul « demeurèrent stupéfaits » tandis que dans Actes des
apôtres (26, 14), ils « tombèrent tous par terre ».
La
soudaine conversion de Paul intrigue même les apôtres qui doutent, au moins au
début de sa sincérité : « Lorsqu’il se rendit à Jérusalem, Paul tâcha de
se joindre à eux; mais tous le craignaient, ne croyant pas qu’il fût un
disciple. »[6] Se
prévalant de cette vision, Paul se considère l’égal des apôtres, voire
supérieur à eux puisqu’il s’octroie le droit de propager des enseignements
clairement en contradiction avec ceux de Jésus-Christ, allant même à l’encontre
de la Loi que Jésus était pourtant venu accomplir, comme il l’affirme
lui-même de la manière la plus explicite : « Ne croyez pas que je
sois venu pour abolir la loi ou les prophètes; je suis venu non pour abolir,
mais pour accomplir. Car, je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la
terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un
seul trait de lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé. »[7] Paul, quant à lui,
affirme : « Mais maintenant, nous avons été dégagés de la loi, étant morts à
cette loi sous laquelle nous étions retenus, de sorte que nous servons dans un
esprit nouveau, et non selon la lettre qui a vieilli. »[8]
Cette
position de Paul lui vaudra d’ailleurs la réprobation des apôtres. Deux écoles
s’affrontent alors, celle de Paul, isolé, et celle des judéo-chrétiens emmenés
par Jacques, le frère de Jésus, fidèles à la Loi. Paul décrit les apôtres, dont
Jacques, comme des « faux frères »[9]
et les présente encore comme « de faux apôtres, des ouvriers trompeurs,
déguisés en apôtres de Christ »[10].
Ces derniers, pour leur part, considéraient Paul comme un intrus, un
imposteur : « Comment Paul peut-il soutenir
que, par un entretien d’une heure, Jésus l’a rendu capable d’enseigner ? Il a
fallu à Jésus une année entière de leçons pour former ses apôtres. Et, si Jésus
lui est vraiment apparu, comment se fait-il qu’il enseigne le contraire de la
doctrine de Jésus ? Qu’il prouve la réalité de l’entretien qu’il a eu avec
Jésus en se conformant aux préceptes de Jésus, en aimant ses apôtres, en ne
déclarant pas la guerre à ceux que Jésus a choisis. S’il veut servir la vérité,
qu’il se fasse le disciple des disciples de Jésus, et alors il pourra être un
auxiliaire utile. »[11]
Ce n’est pas seulement la place de la Loi dans la nouvelle religion qui
divise Paul et les apôtres, mais également le rôle du Christ, comme nous
l’explique Ernest Renan : « Jésus, qui aux yeux de l’école
judéo-chrétienne est un grand prophète, venu pour accomplir la loi, est aux
yeux de Paul une apparition divine, rendant inutile tout ce qui l’a précédée,
même la loi. »[12] Pour Paul, la circoncision, le sabbat, le
culte du temple étaient désormais dépassés. Le christianisme devait se libérer
de son appartenance au judaïsme pour s’ouvrir aux Gentils. Or, là encore, Paul
va à l’encontre de l’enseignement de Jésus qu’il n’a pas connu, rappelons-le.
Jésus a dit : « N’allez pas vers les païens, et n’entrez pas dans
les villes des Samaritains. Allez plutôt vers les brebis perdues de la maison
d’Israël. »[13]
Les différences entre le Jésus que Paul se représente et
celui décrit par les Évangiles
sont en vérité considérables. Selon certains, Paul a mené une réflexion sur le
rôle du Christ et interprété ses paroles plus qu’il n’en a répété fidèlement le
message. Expliquant les raisons qui ont amené les chrétiens – et
en premier lieu Paul – à modifier le message originel de Jésus, message en
parfait accord avec la doctrine musulmane qui voit en Jésus un prophète envoyé
aux juifs, Charles Guignebert, écrit : « Jésus
n’entendait pas, on ne saurait trop le répéter, fonder une religion, mais
seulement apporter au judaïsme, que le formalisme pharisien desséchait, un
esprit nouveau et vivifiant […] Pourquoi donc une doctrine si simple et si
claire a-t-elle abouti à la complication des dogmes et à l’obscurité des
mystères, qui sont aujourd’hui la substance même de l’orthodoxie ?
Pourquoi l’Eglise s’est-elle constituée, absolue dans son autorité, impitoyable
à la discussion, à l’individualisme que Jésus semblait avoir voulu développer
avant tout ? C’est parce que le Royaume attendu n’est pas venu, et que,
pour ne pas sombrer dans le désespoir à la pensée que le Maître s’était trompé,
il a fallu interpréter ses paroles, les rendre plus profondes, les développer
jusqu’au-delà même de l’intelligible. »[14] Cette analyse s’applique
parfaitement à l’interprétation que Paul fait des paroles et du rôle de Jésus,
interprétation « au-delà même de l’intelligible » qui peut
s’expliquer par la personnalité extravagante de l’apôtre des gentils, lui qui
ose par exemple affirmer : « Ce que je dis, avec l’assurance
d’avoir sujet de me glorifier, je ne le dis pas selon le Seigneur, mais comme
par folie. »[15] Paul
reconnaît par ailleurs : « J’ai été un insensé »[16]
Et il avoue : « Je parle en homme qui extravague. »[17]
Bien qu’isolé de son vivant, Paul obtiendra un triomphe posthume puisque ce
sont ses idées, bien qu’en opposition avec celles de Jésus, qui deviendront
majoritaires dans le monde chrétien. Voici ce qu’écrit le docteur Maurice
Bucaille à ce sujet : « Figure la plus discutée du christianisme,
considéré comme traître à la pensée de Jésus par la famille de celui-ci et par
les apôtres restés à Jérusalem autour de Jacques, Paul a fait le christianisme
aux dépens de ceux que Jésus avait réunis autour de lui pour propager ses
enseignements. N’ayant pas connu Jésus vivant, il justifia la légitimité de sa
mission en affirmant que Jésus ressuscité lui était apparu sur le chemin de
Damas. Il est permis de se demander ce qu’eût été le christianisme sans Paul et
l’on pourrait à ce sujet échafauder de multiples hypothèses. Mais, pour ce qui
concerne les Évangiles, il y a fort à parier que si l’atmosphère de
lutte entre communautés créée par la dissidence paulinienne n’avait pas existé,
nous n’aurions pas les écrits que nous avons aujourd’hui. Apparus dans la
période de lutte intense entre les deux communautés, ces « écrits de
combat », comme les qualifie le R.P. Kannengiesser, ont émergé de la multitude
des écrits parus sur Jésus, lorsque le christianisme de style paulinien définitivement
triomphant constitua son recueil de textes officiels, le « Canon »
qui exclut et condamna comme contraires à l’orthodoxie tous autres documents
qui ne convenaient pas à la ligne choisie par l’Église. »[18]
[1] Coran 9, 31.
[2] Actes 8, 3.
[3] Actes 9, 1-2.
[4] Dictionnaire
Vigouroux, tome quatrième, deuxième partie, p. 2194.
[5] Saint Paul, Ernest Renan,
Paris, 1869, p. 563.
[6] Actes des apôtres 9, 26.
[7] Matthieu 5, 17-18.
[8] Romains 7, 6.
[9] Galates 2, 4-7.
[10] 2 Corinthiens 11, 13.
[11] Homélies pseudo-clémentines XVII, 13-20.
[12] Saint Paul, Ernest Renan,
Paris, 1869, p. 463.
[13] Matthieu 10, 5-7.
[14] Manuel d’histoire ancienne
du christianisme, Guignebert, Paris, 1906,
p. 239-240.
[15] 2 Corinthiens 11, 17.
[16] 2 Corinthiens 12, 11.
[17] 2 Corinthiens 11, 23.
[18] La Bible, le Coran et la
science. Les Ecritures saintes examinées à la lumière des connaissances
modernes,
Maurice Bucaille, éditions Seghers, Paris, 1976, p. 63-64.